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publie 16 mars 2010

L’outil d’aide à l’évaluation des compétences numériques en maternelle de la DGESCO : inapproprié en l’état, à adapter, compléter, voire à remplacer

Une contribution de Rémi Brissiaud au sujet des documents de la DGESCO censés aider à l’évaluation en maternelle dans le domaine du nombre.

Rémi Brissiaud, M. C. de psychologie cognitive à l’Université de Cergy-Pontoise (IUFM de Versailles). Laboratoire Paragraphe (Paris 8)

La Direction Générale de l’Enseignement Scolaire vient de mettre à la disposition des enseignants de grande section des épreuves d’évaluation des compétences numériques des enfants [1]. Les auteurs de ces épreuves ont dû faire des choix et ils avertissent d’emblée : « Parmi les compétences à faire acquérir à l’école maternelle, on a privilégié celles qui sont les plus déterminantes pour la réussite scolaire ultérieure de l’élève. » Et pourtant, dans le domaine des nombres, la tâche privilégiée par les auteurs de l’évaluation est loin de révéler des compétences « déterminantes pour la réussite scolaire ultérieure de l’élève ». Nous allons voir qu’au contraire, elle conduit souvent les pédagogues à se tromper quant aux compétences numériques des enfants parce qu’elle provoque des « pseudo réussites ». Quand c’est le cas, les pédagogues ne s’alarment pas alors qu’ils le devraient : c’est l’échec scolaire, et non la réussite, qui se prépare ainsi.

La tâche en question est celle où l’on demande aux élèves, face à une image avec 8 croix dessinées, de les compter et d’écrire combien il y a de croix. Cette tâche (« Combien y a-t-il de… ») semble tellement importante aux auteurs de l’évaluation qu’elle est également proposée avec 5 ronds, 13 étoiles, 16 lunes, 26 carrés et enfin 22 lettres « V ». Il s’agit d’un test de comptage mais les auteurs de l’épreuve, eux, parlent de compétence à « dénombrer une quantité en utilisant la suite orale des nombres connus ». Cette façon de s’exprimer est surprenante parce qu’il est bien établi que la réussite à cette tâche peut masquer une méconnaissance fondamentale des nombres et même des tout premiers d’entre eux.

Des enfants qui donnent l’illusion de savoir dénombrer

Dans une des recherches récentes sur le sujet (Sarnecka & Carey, 2008 [2]), 67 enfants (ils ont entre 2 ans 10 mois et 4 ans 3 mois) se voient proposer trois tâches numériques :

* On teste leur comptage : ils doivent compter une collection de 10 jetons et dire combien il y en a (Connaissent-ils la suite verbale ? Savent-ils la mettre en correspondance terme à terme avec les jetons de la collection via un pointage avec le doigt ?) * De façon plus inhabituelle, une 2e épreuve permet de tester si les enfants savent que le dernier mot prononcé lors d’un comptage (un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept) n’a pas le même statut que les autres mots parce que c’est lui qui donne la réponse attendue (il y a sept jetons). Cette connaissance est testée indépendamment parce que toutes les études antérieures montrent qu’elle est loin d’aller de soi. * Une 3e épreuve où l’on demande aux enfants de donner un nombre croissant de jetons : « Donne-moi 3 jetons ». Puis, après que les jetons aient été remis dans le tas initial : « Donne-moi 4 jetons »â€¦ (tâche : « Donne-moi N jetons »).

Intéressons-nous aux 53 enfants (sur les 67) dont on est tenté de dire qu’ils savent dénombrer jusqu’à 10 parce qu’ils ont une performance parfaite aux deux premières épreuves, celles où l’on demande « Combien y a-t-il de… » [3]. Lorsqu’on examine leurs performances à la 3e épreuve, « Donne-moi N jetons », on observe que :

* 6 enfants savent donner 2 jetons mais échouent avec 3 jetons, 4 jetons, 5 jetons…. Ainsi, les deux premières épreuves donnent l’illusion que ces 6 enfants savent dénombrer jusqu’à 10 jetons alors qu’en réalité, ils échouent à donner 3 jetons ! * 8 autres enfants savent donner 2 ou 3 jetons mais ils échouent avec 4, 5, 6… ; * 5 autres enfants savent donner 2, 3 ou 4 jetons mais ils échouent avec 5, 6, 7… Ainsi, concernant le nombre 5, les deux premières épreuves donnent l’illusion que 53 enfants savent dénombrer une collection de 5 jetons puisqu’ils savent répondre à la question « Combien y a-t-il de jetons ? » jusqu’à 10 jetons. En réalité, 19 enfants (6 + 8 + 5), c’est-à-dire 36% d’entre eux, échouent à donner 5 jetons ou plus. On ne peut évidemment pas dire que ces enfants comprennent les nombres correspondants !

Lorsqu’un élève sait compter loin dans le contexte de la tâche « Combien y a-t-il… », cela n’assure d’aucune façon qu’il comprend les premiers nombres. Si on lui a montré de manière répétée que pour compter il faut pointer l’un après l’autre les éléments de la collection ; si on l’a entraîné à coordonner le pointage et la récitation ; si, enfin, on a souligné à maintes reprises que le dernier mot du comptage est la réponse à la question « Combien… » ; à terme, l’élève reproduira de manière scrupuleuse le comportement qu’on lui a montré ! Mais, dès que la question n’est pas du type : « Combien y a-t-il… », il ne pensera pas à compter parce que le comptage n’est pas pour lui un moyen d’accéder au nombre : c’est seulement un moyen de satisfaire l’attente des adultes dans le contexte bien précis de l’interrogation : « Combien y a-t-il de… ». Certains élèves vont évidemment comprendre que ce savoir-faire est pertinent dans d’autres contextes, dont ceux où on leur demande de donner 4 verres, 6 assiettes… et cela leur permettra de progresser. Mais tous ne feront pas ces mises en relation de manière précoce et certains donneront longtemps l’illusion de comprendre de grands nombres alors qu’ils ne comprennent même pas les 5 premiers nombres.

La recherche précédente a été menée dans un pays anglophone mais il faut être conscient que le risque d’illusion concernant les compétences numériques des enfants est plus grand chez les pédagogues francophones que chez les anglophones. Rappelons en effet quelques différences entre notre langue et l’anglais. Tout d’abord, les pluriels n’y sont pas sonorisés alors qu’en anglais, quand on dit : « two cats », ou « three cats », le « s » final s’entend. Par conséquent, les jeunes enfants francophones ont plus de difficultés que les anglophones à comprendre que les mots-nombres deux, trois… désignent des pluralités. Ensuite, le mot « un » est polysémique en français (il est à la fois article indéfini et adjectif numéral alors qu’en anglais, on dit : « a cat » et « one cat ») et de plus ce mot s’accorde en genre ( on dit « un » et « une » alors que l’idée d’unité est rendue par un seul mot, « one », en anglais). Ces différences rendent plus difficile l’accès à l’idée d’unité et donc à la compréhension des premiers nombres comme somme de leurs unités (« trois, c’est un, un et encore un », par ex.). Ainsi les pédagogues francophones doivent-ils être encore plus soupçonneux que les anglophones concernant les « vraies » compétences numériques des enfants [4].

Or, l’évaluation proposée par le ministère conduit tout droit au phénomène d’illusion qui vient d’être décrit parce qu’elle ne contient aucune tâche du type « Donne-moi… » et parce que les autres épreuves retenues ne permettent guère d’alerter les pédagogues sur les cas de « pseudo réussite » : soit ces autres tâches ont peu de rapport avec la compréhension des premiers nombres (cas de l’épreuve de lecture de nombres donnés sous forme chiffrée), soit elles autorisent une réussite perceptive (2 des 3 tâches de comparaisons proposées sont dans ce cas), soit elles sont trop complexes et un éventuel échec peut avoir bien d’autres explications que l’absence de compréhension des tout premiers nombres (cas de la 3e tâche de comparaison et de la dernière épreuve, particulièrement difficile dans le contexte d’une interrogation papier-crayon).

Éviter une dynamique qui fossilise les difficultés de certains enfants

Il est vrai que dans l’étude de Sarnecka & Carey, les enfants sont plus jeunes que ceux auxquels l’évaluation proposée par le ministère est destinée. Mais tous les enseignants de C.P. savent que certains élèves rentrent à l’école élémentaire en étant très loin d’avoir compris les 5 premiers nombres. En se focalisant sur la tâche « Combien y a-t-il… », l’évaluation proposée par le ministère ne fait que cacher ce phénomène. C’est d’autant plus grave que les enfants en question sont évidemment ceux qui risquent le plus un échec grave et durable en mathématiques.

Si l’on procédait dès la fin de la MS ou l’entrée en GS, à une évaluation comprenant les tâches « Donne-moi N objets » et « Combien y a-t-il de… », cela permettrait de repérer les enfants qui ont des performances discordantes à ces deux tâches, ce qui est un indice majeur du fait qu’ils sont très sensibles à l’aspect rituel du comptage et très peu disponibles pour accéder à ses aspects conceptuels. L’enseignant de GS disposerait ainsi du temps nécessaire pour tenter de rectifier leur trajectoire d’apprentissage. Une telle évaluation diagnostique se situant avant la fin de l’école maternelle ne serait-elle pas préférable à une évaluation terminale dont le principe même soulève bien des questions [5] ?

Mais le plus grave, dans l’évaluation terminale proposée, c’est qu’elle risque d’orienter les pratiques pédagogiques des enseignants de maternelle (PS, MS, GS) dans une direction qui aggraverait ultérieurement l’échec scolaire à l’école élémentaire. Les auteurs de l’évaluation sont en effet très clairs concernant leur intention : « S’il s’agit bien d’un bilan de fin d’école maternelle, il est souhaitable de l’interpréter dans une perspective dynamique qui prenne en compte les progrès de l’élève sur toute sa scolarité en maternelle. » Or, on ne peut qu’être extrêmement inquiet concernant la dynamique que l’épreuve d’évaluation proposée est susceptible d’enclencher.

En effet, lorsque des élèves échouent au comptage d’une grande collection, les auteurs de l’évaluation suggèrent aux enseignants de conduire avec eux « une réflexion sur (…) les critères d’un bon comptage (ne rien oublier, ne pas compter 2 fois, faire correspondre les éléments au fur et à mesure du comptage) ». Ainsi, l’enseignant rappellera-t-il une nouvelle fois aux élèves ce qu’est un « bon comptage ». Les élèves qui ont appris à compter de manière trop rituelle jusqu’à 10, se verront proposer d’apprendre au-delà de 10 de manière tout aussi rituelle. Or, cette sorte de « dynamique » est vouée à l’échec parce que ce qui fait défaut à ces élèves, très souvent, ce n’est pas qu’on leur explique une énième fois comment bien compter, c’est l’idée que le comptage est un moyen d’accéder au nombre et, vraisemblablement, l’idée de nombre elle-même. À aucun moment les auteurs de l’évaluation n’alertent les enseignants sur les faits suivants [6] :

* Il est plus facile de faire comprendre les petits nombres aux élèves que les grands. * Pour qu’un élève comprennent les premiers nombres, il convient de leur faire comprendre l’effet de l’ajout ou du retrait d’une unité. * Un élève n’a vraiment bien compris un nombre donné que lorsqu’il en connaît des décompositions. -*Une bonne compréhension des premiers nombres ne peut qu’aider à l’apprentissage du comptage sur un domaine numérique plus vaste.

Au lieu d’offrir la perspective d’un travail visant une meilleure compréhension des premiers nombres, le document d’évaluation du ministère recommande de rappeler « les critères d’un bon comptage », c’est-à-dire d’insister encore plus sur les aspects rituels du comptage. Le risque est grand que ces recommandations enclenchent une dynamique qui fossilise les difficultés de certains de ces enfants.

En conclusion, pour éviter que l’école maternelle ne devienne la propédeutique des difficultés futures de certains élèves, le document élaboré par la DGESCO aurait dû respecter un meilleur équilibre entre des tâches permettant d’évaluer une bonne connaissance des premiers nombres et des tâches concernant un domaine numérique plus grand. Tel qu’il est, le document mis à la disposition des enseignants n’est pas propre à enclencher une dynamique d’amélioration des pratiques pédagogiques dans le domaine numérique, il doit être à la fois adapté (transformer la situation papier-crayon de la fiche 14 en situation d’anticipation, par exemple) et complété. Mais vraisemblablement vaudrait-il mieux encore le remplacer par une évaluation diagnostique plus précoce visant notamment à repérer les enfants qui, lors d’une interrogation du type : « Combien y a-t-il de… », se comportent comme s’ils savaient dénombrer alors qu’ils méconnaissent les premiers nombres. Les outils d’évaluation : http://eduscol.education.fr/cid48441/l-evaluation.html